Je veux être polie avec tout le monde

18 de January de 2020
Source: Illustration de Jacqueline Lachaud, Quelle route choisir?, Éditions de l’École, 1963

L’autre jour, en allant au marché, j’ai croisé dans la rue un vieux monsieur qui marchait avec des béquilles. Immédiatement, mon œil de lynx paranoïaque a été attiré par une anomalie redoutable: les lacets de l’une de ses chaussures s’étaient  dénoués! Mon sang de jeannette n’a fait qu’un tour. En un millième de seconde, un univers quantique de conséquences désastreuses s’est déployé: le monsieur allait trébucher, tomber, se casser le col du fémur, passer de longues années à végéter sur un grabat immonde avant de mourir d’ischémie dans d’épouvantables douleurs.

«Monsieur! Monsieur! me suis-je exclamée (tout bas pour lui éviter un infarctus car, à son âge, les frayeurs peuvent être mortelles), votre chaussure est délacée…». Le pauvre homme a regardé ses pieds d’un air navré. «Ne bougez pas, je m’en occupe», lui ai-je assuré. Alors, pleine de ferveur altruiste, je me suis agenouillée et je lui ai fait un beau (double) nœud bien solide à son soulier, tandis que je vivais ma première expérience mystique: je me suis sentie PAPE. Mais pas le Pape ronchon qui donne des tapes colériques à ses fans en extase; non, le Pape sublimement humble qui lave les pieds des pauvres le Vendredi Saint.

Bref. Le vieux monsieur a bredouillé un remerciement et s’est enfui à petits pas. Moi, je suis restée pétrifiée sur mon trottoir tandis que je vivais ma deuxième expérience mystique du jour: j’ai fait un bond en arrière dans le temps, zoummmmm!!!, et je me suis retrouvée assise sur mon banc du cours élémentaire 2e année, en uniforme bleu marine des Ursulines, devant mon cahier de morale intitulé À qui veux-tu ressembler?, ouvert à ma page préférée: celle du chapitre 10, «Je veux être poli avec tout le monde».

Ma vie a défilé devant mes yeux et j’ai tout compris. À 7-8 ans, quand les autres voulaient devenir Président de la République ou actrice, moi, je voulais ressembler à Chantal, qui tenait la porte pour laisser passer une dame élégante; à Bruno, qui soulevait sa casquette pour saluer un monsieur à lunettes; à Jean, qui s’écartait pour céder le trottoir à un vieillard. J’enviais Jacqueline, la grande sœur du chapitre 7, qui mouchait gentiment son petit frère (manque de bol, je suis fille unique). J’aurais donné un bras pour avoir un canari comme Lucile et Cécile qui lui donnaient à manger (chapitre 16, «Je sais prendre des responsabilités»). Et j’aurais voulu être dans la peau d’Ata (chapitre 17), qui confectionnait un beau filet pour son père qui était pêcheur. Quand le filet était presque terminé, elle voyait qu’une maille était mal nouée mais, comme elle était pressée, elle ne la refaisait pas. MOI, je l’aurais arrangé, ce filet, et quand mon frère serait tombé à la mer et que mon père aurait voulu le repêcher avec, la maille n’aurait pas craqué et il ne se serait pas noyé, mon frère.

Manque de bol, je suis fille unique.

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